Toute juridiction saisie d’une demande de sa compétence connaît de tous les moyens de défense à l’exception de ceux qui soulèvent une question relevant de la compétence exclusive d’une autre juridiction — Karila

Toute juridiction saisie d’une demande de sa compétence connaît de tous les moyens de défense à l’exception de ceux qui soulèvent une question relevant de la compétence exclusive d’une autre juridiction

 
RGDA janvier 20120, p. 43, note Jean-Pierre Karila
Assurance RC décennale ; Action directe ; C. assur., art. L. 124-3 ; Responsabilité de l’assuré ; Compétence de la juridiction administrative ; Action directe devant la juridiction judiciaire ; CPC, art. 49 ; Sursis à statuer dans l’attente de la décision du juge administratif ; Fin de non-recevoir opposé par l’assureur ; Rejet (oui)

Prescription de l’action directe opposée par l’assureur ; Juge judiciaire, seul compétent pour statuer sur l’action directe de la victime ; Compétence pour statuer sur la prescription de cette action (oui) ; Compétence quand bien même le juge administratif serait seul compétent pour statuer au fond sur la responsabilité de l’assuré (oui)
Police de « responsabilité décennale génie civil » ; Définition du risque : contrat n’ayant pas pour objet de garantir les dommages qui rendent l’ouvrage impropre à sa destination ; Validité (oui) ; Travaux de génie civil ; Couverture par l’assurance de construction obligatoire (non), sauf technique des travaux de bâtiment

Note : 
 

1. L’arrêt rapporté traite des conditions de la recevabilité de l’action directe du tiers lésé à l’encontre de l’assureur du responsable du dommage d’une part, et de l’assurance de la responsabilité décennale lorsque la couverture de ce risque ne relève pas du domaine de l’assurance obligatoire, d’autre part.

Faits et procédures

2. Courant août 2001, la Communauté du Boccage d’Athis-Mons de l’Orne, aux droits de laquelle vient l’établissement public Flers Aggio, confie, pour l’exécution d’un marché public d’assainissement des eaux usées, à une société Eparco Assainissement des travaux relatifs à une station de traitement/épuration desdites eaux usées, la Société Eparco étant assurée par Axa France Iard.

3. Constatant l’existence de désordres, la communauté de communes précitée saisit le juge des référés du tribunal administratif de Caen d’une demande d’expertise, tandis que la Société Eparco était placée en liquidation judiciaire par jugement du 11 septembre 2012.

4. C’est dans ces conditions que la Communauté du Boccage d’Athis-Mons de l’Orne, saisit alors le juge des référés du TGI d’Argentan aux fins d’expertise au contradictoire d’Axa France Iard, et que faute d’accord des parties après dépôt du rapport d’expertise, saisit le juge du fond d’une action à l’encontre d’Axa France Iard afin d’obtenir sa condamnation à lui payer un certain nombre de sommes au titre des travaux de reprise d’une part, et de l’indemnisation d’un préjudice de jouissance et d’un surcoût d’exploitation, d’autre part.

5. Par jugement du 11 septembre 2016, le TGI d’Argentan a :

« – dit qu’en vertu de la police GENITEC, la société Axa France lard garantissait le paiement des travaux de réparation de l’ouvrage à la réalisation duquel l’entreprise Eparco Assainissement avait contribué, y compris si cet ouvrage présentait des désordres le rendant impropre à sa destination,

– dit que les travaux litigieux réalisés par I’entreprise Eparco Assainissement relevaient de I’activité déclarée au titre de la garantie GENITEC,

– débouté la Communauté de Communes du Bocage d’Athis de I’Orne de sa demande de condamnation de la Cie Axa France lard au titre du préjudice de jouissance et du surcoût d’exploitation,

– constaté que la solution du litige sur la demande de condamnation au paiement du coût des travaux de reprise à hauteur de 91.056,23 euros dépendait des questions suivantes :

* I’action de la Communauté de Communes du Bocage d’Athis de I’Orne contre I’entreprise Eparco Assainissement fondée sur sa responsabilité décennale au titre des désordres allégués était-elle prescrite à la date de sa mise en cause devant le juge des référés du tribunal administratif en 2012 ?

* l’entreprise Eparco Assainissement a-t-elle engagé sa responsabilité au titre des travaux litigieux sur le fondement de la présomption établie par les articles 1792 et suivants du Code civil à propos des travaux de construction ?

* quel est le coût des travaux de réparation de l’ouvrage ?

– constaté que ces questions relevaient de la compétence exclusive de la juridiction administrative,

– en conséquence, dit que copie de la décision sera transmise au tribunal administratif de Caen par les soins du greffe, cette transmission valant saisine de la juridiction aux fins qu’il soit statué sur les trois questions préjudicielles ci-dessus,

– sursis à statuer sur la demande relative aux travaux de reprise dans I’attente du jugement du tribunal administratif statuant sur ces questions préjudicielles,

– réservé les dépens et les frais irrépétibles »

6. Axa France Iard (ci-après Axa) interjette appel du jugement et demande à la cour de Caen de : « Dire et juger irrecevable toute demande dirigée à l’encontre d’Axa France Iard, ès-qualités d’assureur de la société Eparco Assainissement, dès lors que la responsabilité de ce dernier n’aura pas été retenue par le juge administratif conformément aux dispositions des articles L. 124-3 du Code des assurances et en vertu de la loi des 16 et 24 Houx 1792 ».

Axa a également soutenu :

–       que « l’action directe engagée à son encontre par la Communauté de Communes du Bocage d’Athis de l’Orne du fait des fautes commises par son assurée serait prescrite, rendant sans intérêt le recours aux questions préjudicielles prévues par l’article 49 du Code de procédure civile » ;

–       qu’en vertu de la police Genidec, « seule est garantie la réparation des dommages qui compromettent la solidité de la construction engageant la responsabilité de l’assuré sur le fondement de l’article 1792 du Code civil et que ne sont donc pas mobilisables ces garanties lorsque les dommages se traduisent par une impropriété à la destination » ;

–       que « le contrat Genidec ne relève pas du domaine de l’assurance obligatoire de sorte que les clauses types prévues par l’article A. 243-1 du Code des assurances ne trouvent pas à s’appliquer, le contenu du contrat étant librement déterminé par les parties ».

7. Par un arrêt rendu le 3 juillet 2018, la cour d’appel de Caen confirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 11 février 2016 par le tribunal de grande instance d’Argentan, sauf à rectifier l’erreur matérielle affectant le dispositif en substituant au mot « Genitec », le mot « Genidec », et elle a débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

8. Axa choque de pourvoi l’arrêt précité de la cour de Caen qu’elle critique dans le cadre de quatre moyens dont le quatrième ne sera pas examiné, notre commentaire de l’arrêt rapporté portant exclusivement sur les trois premiers moyens, les deux premiers portant sur les conditions de la recevabilité de l’action directe, le troisième sur les conditions de la couverture du risque de la responsabilité décennale dans le cadre d’une assurance facultative de ladite responsabilité décennale.

Premier moyen

Le premier moyen fait grief à l’arrêt de la cour de Caen pour fausse application de l’article 49 du Code de procédure civile (CPC) et refus d’application de l’article 122 du même code, d’avoir rejeté la fin de non-recevoir qu’elle avait soulevée en sa qualité d’assureur de la Société Eparco, alors que l’assureur ne peut être tenu d’indemniser le préjudice causé à un tiers par le fait ou la faute de son assuré que dans la mesure où ce tiers peut se prévaloir contre l’assuré d’une créance de responsabilité et que le juge judiciaire, saisi de l’action directe de la victime contre l’assureur de responsabilité, n’est pas autorisé à se prononcer sur la responsabilité de l’assuré lorsque celle-ci relève d’une juridiction administrative, ce qui ne constitue pas une question soulevant une difficulté sérieuse, et qui doit en conséquence, lorsqu’il constate que le juge administratif n’a pas été saisi, déclarer l’action directe irrecevable faute pour la victime d’établir la responsabilité de l’assuré.

Deuxième moyen subsidiaire

Le deuxième moyen fait grief à la cour d’appel de Caen de l’avoir déboutée de sa demande subsidiaire tendant à faire juger en tout état de cause forclose l’action directe au titre de travaux objet d’une réception en 2002, au motif que l’appréciation de la fin de non-recevoir opposée à l’action en responsabilité contre le responsable relevait de la compétence de la juridiction administrative laquelle n’avait pas été saisie, reproche étant fait en conséquence à la cour d’appel d’avoir méconnu ses pouvoirs, dès lors que le juge judiciaire, seul compétent pour statuer sur l’action directe de la victime, est compétent pour statuer sur la prescription de ladite action, et d’avoir ainsi violé l’article 49 du Code de procédure civile, ensemble l’article 122 du même Code.

Troisième moyen

Le troisième moyen fait grief à l’arrêt de la cour de Caen, pour violation de l’article L. 241-1 du Code des assurances dans sa rédaction applicable au litige résultant de la loi n° 78-12 du 4 janvier 1978, c’est-à-dire antérieurement à celle résultant à l’ordonnance du 8 juin 2005, et de l’article 1134 du Code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016, d’avoir confirmé le jugement rendu le 11 février 2016 par le TGI d’Argentan, ayant dit qu’en vertu de la police Genidec, Axa garantit le paiement des travaux de réparation de l’ouvrage, y-compris si cet ouvrage présente des désordres qui le rendent impropre à sa destination, alors que la cour d’appel a constaté que l’ouvrage exécuté par la société Eparco relevait du génie civil et que lesdits travaux ne sont pas couverts par l’assurance construction obligatoire, de sorte qu’est valable la clause de définition du risque par laquelle l’assureur précise que le contrat n’a pas pour objet de garantir les travaux qui rendent l’ouvrage impropre à sa destination.

I. Action directe et partage de compétence entre juge judiciaire et juge administratif en cas de contestation de l’assuré

9. Les conditions de recevabilité et de fond de l’action directe nourrissent un contentieux important et toujours récurrent, l’intérêt singulier de l’arrêt rapporté résidant dans les conséquences attachées :

–          à l’absence de saisine du juge compétent pour statuer sur la responsabilité de l’assuré/auteur du dommage dont la victime demande la réparation/indemnisation au juge judiciaire,

–          ou encore à la prescription de l’action directe elle-même, question renvoyant à l’étendue de la compétence du juge judiciaire.

A. Les conditions de recevabilité et de fond de l’action directe du tiers lésé à l’égard de l’assureur du responsable, hors compétences juridictionnelles

Nous estimons que l’état du droit positif en la matière peut être résumé/synthétisé par les six règles ci-après :

1. L’action directe de la victime, à l’encontre de l’assureur de responsabilité du responsable, se prescrit dans le même délai que celui de l’action de ladite victime à l’encontre du responsable

10. L’action directe de la victime contre l’assureur de responsabilité, qui trouve son fondement dans le droit de la victime à réparation de son préjudice ou encore à l’indemnité due en vertu du contrat d’assurance (depuis Cass. civ., 28 mars 1939 : RGAT 1939, p. 286), se prescrit dans le même délai que son action contre le responsable ; elle ne peut en conséquence être exercée contre l’assureur au-delà de ce délai, c’est-à-dire dans notre matière au-delà du délai de dix ans à compter de la réception de l’ouvrage avec ou sans réserves.

La jurisprudence est constante à cet égard (Cass. 1re civ., 14 nov. 1995, n° 92-18200 : Bull. civ. I, n° 406 − Cass. 1re civ., 13 févr. 1996, n° 93-16005 : Bull. civ. I, n° 76 : RGDA 1996, p. 380, note d’Hauteville A. − Cass. 1re civ., 29 oct. 2002, n° 99-19742 : RGDA 2003, p. 63, note Bruschi M. − Cass. 1re civ., 26 nov. 2003, n° 01-11245 : Bull. civ. I, n° 208 − Cass. 1re civ., 4 févr. 2003, n° 99-15717 : Bull. civ. I, n° 30 ; RGDA 2003, p. 344, note Mayaux L. ; RTD civ. 2003, p. 298, chron. Mestre J. et Fages B. ; RTD civ. 2003, p. 512, chron. Jourdain P. − Cass. 3e civ., 26 oct. 2005, n° 04-14101 − Cass. 2e civ., 13 sept. 2007, n° 06-16868 : Bull. civ. II, n° 214 − Cass. 3e civ., 15 déc. 2010, n° 09-17119 : RGDA 2011, p. 511, note Perrier M. − Cass. 3e civ., 4 févr. 2016, n° 13-17786).

2. Toutefois le délai de l’action directe est (formule affirmative) prolongé « tant que l’assureur reste exposé au recours de son assuré » et ne peut (formule négative) en conséquence être exercé au-delà de ce délai, que tant que celui-ci reste exposé au recours de son assuré

11. Depuis un arrêt de principe de la première chambre civile du 11 mars 1986 la jurisprudence décide que l’action directe peut être exercée contre l’assureur « tant que celui-ci est exposé encore au recours de son assuré » (Cass. 1re civ., 11 mars 1986, n° 84-14979 : Bull. civ. I, n° 59 ; RGAT 1986, p. 354, note Bigot J. ; D. 1987, somm., p. 183, obs. Berr C.-J. et Groutel H. − Cass. 3civ., 22 juill. 1987, n° 86-12858 : Bull. civ. III, n° 150 − Cass. 1re civ., 16 févr. 1988, n° 86-10918 : Bull. civ. I, n° 41 − Cass. 3e civ., 29 oct. 2002, n° 99-19742 : RD imm. 2003, p. 29, obs. Dessuet P. − Cass. 1re civ., 13 nov. 2002, n° 99-14865 − Cass. 3e civ., 26 nov. 2003, n° 01-11245 : Bull. civ. III, n° 208 ; D. 2004, p. 913, obs. Groutel H. − Cass. 1re civ., 24 févr. 2004, n° 01-14491 − Cass. 3e civ., 17 mars 2004, n° 00-22522 : Bull. civ. III, n° 56 ; RGDA 2004, p. 456, note d’Hauteville A. − encore, Cass. 2civ., 17 févr. 2005, n° 03-16590 : Bull. civ. II, n° 34 ; RGDA 2005, p. 333, note Karila J.-P.) et ne peut en conséquence être exercée au-delà de ce délai, que tant que l’assureur reste exposé au recours de son assuré (Cass. 1re civ., 13 févr. 1996, n° 93-16005 : Bull. civ. I, n° 76 ; RGDA 1996, p. 380, note d’Hauteville A. − Cass. 3civ., 2 oct. 1996, n° 94-20740 : Bull. civ. III, n° 198 − Cass. 1re civ., 23 mars 1999, n° 97-15296 : RGDA 1999, p. 596 − encore, Cass. 3e civ., 31 mars 2005, n° 04-10437 : Bull. civ. III, n° 78 ; RGDA 2006, p. 653, note Périer M. − Cass. 3e civ., 7 juin 2005, n° 04-16814 − Cass. 3civ., 10 oct. 2007, n° 06-21673 : RGDA 2008, p. 118, note Karila J.-P. et Charbonneau C. − Cass. 1re civ., 19 déc. 2012, n° 11-27593).

Étant observé que les praticiens comme la doctrine traduisent parfois cette règle en affirmant à tort qu’elle permettrait à la victime d’exercer l’action directe 12 ans (10 + 2) après la réception de l’ouvrage.

Or, de facto et de jure, « la règle + 2 » n’a vocation à s’appliquer qu’à partir de la 8e année augmentée d’un jour, puisqu’aussi bien l’action du tiers lésé à l’encontre de l’assureur se prescrit dans le même délai que celui de l’action dudit tiers lésé à l’encontre du responsable, de sorte que si le tiers lésé attrait à la cause l’assureur 4 ou 5 ans après avoir exercé son action à l’encontre du responsable, l’assureur sera tenu jusqu’à l’expiration du délai de 10 ans, et non pas seulement jusqu’à 6 ans (4 + 2) ou 7 ans (5 + 2) après la réception de l’ouvrage.

En revanche, si par exemple le tiers lésé assigne le responsable 8 ans et 3 mois après la réception de l’ouvrage, l’assureur sera exposé au recours de son assuré jusqu’à 10 ans et 3 mois après la réception, et non pas jusqu’à la 12e année après la réception.

La règle doit donc se comprendre comme 8 + X (jusqu’à 10 + 2).

3. L’interruption de la prescription à l’égard de l’assureur du responsable est sans effet sur le cours de la prescription de l’action de la victime contre le responsable

12. La règle a été posée à l’occasion d’arrêts rendus à une époque où la recevabilité de l’action directe était subordonnée à la mise en cause de l’assuré (Cass. 1re civ., 28 oct. 1991, n° 88-15014 : Bull. civ. I, n° 283 − Cass. 3civ., 23 janv. 1991, n° 89-15527 : Bull. civ. III, n° 29.)

4. Réciproquement, l’interruption du délai de l’action en responsabilité dirigée contre le responsable est sans effet sur le cours de la prescription de l’action directe dirigée contre l’assureur dudit responsable

 

13. (Cass. 2e civ., 17 févr. 2005, n° 03-16590 : Bull. civ. II, n° 34 ; RGDA 2005, p. 433, note Karila J.-P. ; RD imm. 2005, p. 89, obs. Dessuet P. ; RD imm. 2005, p. 185, obs. Leguay G. − Cass. 3e civ., 22 nov. 2006, n° 05-18672 : RGDA 2007, p. 123, note Karila J.-P. − Cass. 3e civ., 18 déc. 2012, n° 11-27397, 12-10103 et 12-11581.)

5. La prescription de l’action en responsabilité contre le responsable est sans effet sur l’action directe de la victime contre l’assureur dudit responsable, et ce, d’autant plus que depuis un arrêt de principe du 7 novembre 2000, l’exercice de l’action directe n’est plus subordonné à la mise en cause du responsable/assuré

14. La jurisprudence est constante à cet égard, la prescription de l’action contre l’assuré est donc sans effet sur la recevabilité de l’action directe introduite dans le délai contre l’assureur (Cass. 3civ., 24 oct. 2007, n° 06-17295 : Bull. civ. III, n° 181 ; RGDA 2008, p. 124, note Karila J.-P. − Cass. 2e civ., 21 févr. 2008, n° 07-10591 : RGDA 2008, p. 376, note Karila J.-P. et Charbonneau C.).

6. L’action directe étant autonome, sa recevabilité ne peut être affectée par le désistement du tiers lésé, de son action à l’encontre du tiers responsable

15. On soulignera ici l’autonomie de l’action directe, la recevabilité de ladite action n’étant pas affectée par le désistement du tiers lésé de son action à l’encontre du responsable.

Par arrêt du 12 juillet 2018 publié au Bulletin (Cass. 3e civ., 12 juill. 2018, n° 17-20696 : RGDA oct. 2018, n° 115z3, p. 456, note Karila J.-P.), la Cour de cassation a validé un arrêt de la cour de Paris en ce que celle-ci avait jugé que dès lors que la victime d’un dommage trouve dans son droit propre sur l’indemnité d’assurance qui lui est conféré par l’article L. 124-3 du Code des assurances, le désistement de victimes à l’encontre du responsable (en l’occurrence un bailleur, les tiers lésés ayant été victimes d’un incendie) n’emportait nullement renonciation à leurs droits de voir établir, à l’encontre de l’assureur, la responsabilité de l’assuré, de sorte qu’il était sans influence sur la recevabilité de l’action directe des tiers lésés contre l’assureur.

B. Action directe et compétence juridictionnelle/conséquences de l’absence de saisine du juge compétent pour statuer au fond sur la responsabilité de l’assuré contre l’auteur du dommage

1. Sur le premier moyen du pourvoi

16. Aux termes du premier moyen de cassation, Axa prétendait à la violation de l’article 49 du Code de procédure civile par fausse application, et à celle de l’article 122 du même code par refus d’application, comme précisé ci-avant (supra n° 8).

L’article 122 du Code de procédure civile dresse une liste – non exhaustive – d’hypothèses constituant des fins de non-recevoir conduisant à l’irrecevabilité de la demande sans examen au fond de celle-ci pour défaut du droit d’agir.

Axa avait soutenu que l’action de la communauté de communes précitée était irrecevable en l’absence de décision du juge administratif retenant la responsabilité de l’assuré/auteur du dommage, en la circonstance la société Eparco.

La cour d’appel confirmant le jugement précité du TGI d’Argentan sur ce point, avait jugé que la sanction, dans une telle hypothèse, n’est pas une fin de non-recevoir (qui serait contraire au principe du droit du tiers lésé à agir directement contre l’assureur sans avoir à mettre en cause l’assuré/auteur du dommage) mais celle prévue à l’article 49 du Code de procédure civile, c’est-à-dire la saisine de la juridiction compétente, en la circonstance le tribunal administratif de Caen de questions préjudicielles.

17. La Cour de cassation rejette le moyen en énonçant qu’ayant retenu que si l’article L. 124-3 du Code des assurances accordait au tiers lésé un droit d’action à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable du dommage, la question de la responsabilité de la société Eparco relevait de la compétence exclusive de la juridiction administrative, la cour d’appel en a exactement déduit que la fin de non-recevoir soulevée par la société Axa devait être rejetée et qu’il devait être sursis à statuer dans l’attente de la décision du juge administratif, saisi en application de l’article 49 du Code de procédure civile.

18. La décision de ce chef de la Haute Juridiction est parfaitement justifiée en droit comme en fait.

En effet, si le juge judiciaire, saisi de l’action directe, ne peut se prononcer sur la responsabilité de l’assuré/auteur du dommage, dès lors que celle-ci relève de la compétence exclusive d’une autre juridiction, en la circonstance la juridiction administrative, il reste qu’aucune règle n’oblige le tiers lésé à saisir préalablement ou concomitamment à l’exercice de son action directe, le juge administratif d’une action à l’encontre du responsable du dommage, tandis que le juge judiciaire qui constate cette absence de saisine du juge administratif, ou encore l’absence de décision de celui-ci concernant la responsabilité dudit auteur du dommage, ne doit pas pour autant accueillir les fins de non-recevoir de l’assureur, mais surseoir à statuer et saisir la juridiction de la question préjudicielle, relative à la responsabilité de l’auteur du dommage.

On rappellera à cet égard que l’article 49, alinéa 2, du Code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles, dispose : « Lorsque la solution d’un litige dépend d’une question soulevant une difficulté sérieuse et relevant de la compétence de la juridiction administrative, la juridiction judiciaire initialement saisie la transmet à la juridiction administrative compétente en application du titre Ier du livre III du Code de justice administrative. Elle sursoit à statuer jusqu’à la décision sur la question préjudicielle ».

Contrairement à ce qui avait été soutenu par le pourvoi, le texte précité ne limite pas la procédure de la question préjudicielle à l’existence d’une contestation sur le sens ou la légalité d’un acte administratif dont dépend la solution du litige.

La Cour de cassation a ainsi admis que la procédure de l’article 49 du Code de procédure civile était applicable lorsque la solution du litige dépendait de l’existence ou non de la responsabilité de l’assuré, dont seule devait connaître la juridiction administrative.

Il a été ainsi jugé que n’entrait pas dans les pouvoirs du juge judiciaire, saisi de l’action directe de la victime (transfusion sanguine contaminée), de se prononcer sur les droits et obligations du Centre Régional de Transfusion Sanguine de Toulouse (CRTST) dont l’assureur était d’ailleurs Axa, ou encore si les droits et obligations dudit CRTST étaient ou non repris par l’Établissement Français du Sang (EFS) et si ce dernier était en conséquence responsable de la contamination (Cass. 1re civ., 25 nov. 2013, n° 12-27434 − exactement dans le même sens Cass. 1re civ., 18 déc. 2014, n° 13-25238, n° 13-25239).

La Haute Juridiction a aussi admis que la procédure de l’article 49 du Code de procédure civile était applicable lorsque la solution du litige dépendait de l’appartenance d’un bien au domaine public (Cass. 1re civ., 23 janv. 2007, n° 05-19449 : Bull. civ. I, n° 39).

Étant précisé que par suite du décret n° 2015-223 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles, les parties ne sont plus tenues de saisir elles-mêmes le juge compétent, la procédure de question préjudicielle s’effectuant de juge à juge.

2. Sur le deuxième moyen (subsidiaire) du pourvoi

19. Aux termes du second moyen (subsidiaire), Axa France Iard, qui critiquait la cour de Caen de l’avoir déboutée de sa demande subsidiaire tendant à faire juger en tout état de cause forclose l’action directe au titre de travaux objet d’une réception en 2002, prétendait ici encore à la violation des articles 49 et 122 du Code de procédure civile, pour avoir jugé que l’appréciation de l’acquisition éventuelle de la prescription de l’action directe contre l’assureur, suppose préalablement de trancher la question de la prescription de l’action contre l’assuré et que cette question relève de la compétence exclusive de la juridiction administrative, alors que le juge judiciaire compétent pour statuer sur ladite action directe, était nécessairement compétent pour statuer sur la prescription de cette action, reproche étant fait à la cour de Caen de s’être méprise sur l’étendue de sa propre compétence (voir supra n° 8).

20. La Cour de cassation accueille le second moyen et y fait droit, jugeant qu’il y a bien eu violation de l’article 49 du Code de procédure civile.

Pour ce faire, la Haute Juridiction :

–       pose, dans un « chapeau », le principe selon lequel « toute juridiction saisie d’une demande de sa compétence connaît de tous les moyens de défense à l’exception de ceux qui soulèvent une question relevant de la compétence exclusive d’une autre juridiction »,

–       puis après rappel des motifs qui avaient conduit la cour d’appel de Caen à poser des questions préjudicielles à la juridiction administrative sur la prescription de l’action du tiers lésé et surseoir à statuer sur la fin de non-recevoir de la prescription dudit tiers lésé contre l’assureur du responsable du dommage, juge pertinemment que le juge judiciaire, seul compétent pour statuer sur l’action directe de la victime à l’encontre de l’assureur du responsable, est compétent pour statuer sur la prescription de cette action, quand bien même le juge administratif serait compétent pour statuer au fond sur la responsabilité de l’assuré ;

Cette solution est conforme à la logique et à l’esprit des règles que nous avons posées ci-avant, relativement aux conditions de recevabilité et de fond de l’action directe (voir supra n° 10 à 15), et plus particulièrement à la règle selon laquelle l’action directe de la victime à l’encontre de l’assureur de responsabilité du responsable se prescrit dans le même délai que celui de l’action de la victime à l’encontre du responsable, et comme à celle selon laquelle la prescription de l’action en responsabilité à l’encontre du responsable est sans effet sur l’action directe de la victime contre l’assureur dudit responsable, d’autant plus que l’exercice de ladite action directe n’est plus subordonnée à la mise en cause du responsable/assuré, et enfin à la règle selon laquelle l’action directe est autonome (voir supra n° 10, 13, 14 et 15).

3. Sur le troisième moyen du pourvoi

21. Aux termes du troisième moyen de cassation, il était prétendu à la violation de l’article L. 241-1 du Code des assurances dans sa rédaction issue de la loi du 4 janvier 1978, c’est-à-dire dans sa rédaction antérieure à la réforme du 8 juin 2005, ensemble celle de l’article 1134 du Code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016 (voir supra n° 8).

On rappellera schématiquement ici qu’avant la réforme du 8 juin 2005, le domaine de l’assurance obligatoire de la responsabilité décennale était limité aux seuls travaux de bâtiment que la loi n’avait pas définis, une définition réglementaire prise pour l’application des clauses types des contrats d’assurances n’ayant vécu que l’espace de moins d’un an ensuite de son annulation par le Conseil d’État, situation conduisant la 1re chambre civile à imaginer/créer, pour satisfaire sa volonté non dissimulée de faire coïncider contra legem le domaine de l’assurance obligatoire de la responsabilité décennale avec celui de ladite responsabilité, le critère discutable d’un point de vue technique de « techniques de travaux de bâtiment ».

C’est dans ce contexte que dans le cadre de l’application de l’article L. 241-1 du Code des assurances, l’assureur avait stipulé dans la police Genidec garantissant le risque de la responsabilité décennale à l’occasion de l’exécution de travaux de génie civil, qu’il garantissait ce risque seulement en cas d’atteinte à la solidité de l’ouvrage, et en aucun cas en cas d’impropriété à sa destination.

La cour de Caen confirmant le jugement rendu par le TGI d’Argentan avait confondu à l’évidence le domaine de l’assurance obligatoire de la responsabilité décennale avec celui de ladite responsabilité, alors qu’à l’époque des décisions précitées, il n’était plus dans l’air du temps de satisfaire la volonté nettement dépassée par la réforme du 8 juin 2005 de faire coïncider le domaine de l’assurance de la responsabilité décennale avec celui de ladite responsabilité.

La cassation était inévitable : les travaux du génie civil ne relevaient pas des travaux de bâtiment, de sorte que la police précitée s’inscrivait dans le cadre d’une assurance facultative de la responsabilité décennale, laissant aux parties toute liberté de déterminer les conditions du risque de la responsabilité décennale couvertes à titre facultatif.