Le rapport amiable ne suffit pas (Cass. Chambre mixte, 28 septembre 2012) — Karila

Le rapport amiable ne suffit pas (Cass. Chambre mixte, 28 septembre 2012)

Si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties.

Voila ce qu’en dit le rapport 2012 de la Cour de cassation :

« Preuve (règles générales) – Règles générales – Moyen de preuve – Expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties – Élément suffisant (non)

Ch. mixte, 28 septembre 2012, pourvoi n° 11-18.710, Bull. 2012, Ch. mixte, n° 2, rapport de M. Feydeau et avis de M. Mucchielli

Si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties.

Autant la définition de l’expertise judiciaire apparaît claire en ce qu’elle recouvre la désignation par un juge de spécialistes chargés de lui donner un avis scientifique ou technique de nature à l’aider à statuer, autant la notion d’expertise amiable peut recouvrir des situations diverses.

Une partie de la doctrine considère d’ailleurs qu’il serait préférable de parler « d’expert de partie » dès lors que l’homme de l’art est mandaté par une des parties au litige (C. Diaz, Le guide des expertises judiciaires, Dalloz, 2008, § 0.12) ; d’autres suggèrent de distinguer « l’expertise officieuse », qui viserait le cas où le technicien est désigné par certaines parties ou par l’une d’entre elles, de « l’expertise amiable », terme qui serait réservé à la situation où l’expert est désigné d’un commun accord par toutes les parties intéressées (T. Moussa, J. Beauchard, « L’expertise judiciaire et l’expertise amiable au regard du principe de la contradiction » in Rencontres Université – Cour de cassation, 23 janvier 2004, deuxième chambre de la Cour de cassation, La procédure civile, BICC 2004, hors-série n° 3 ; Droit de l’expertise, Dalloz Action 2011/2012, chapitre 212 « Cas particuliers d’intervention des sachants » par V. Vigneau).

Telle n’est pas l’acception de l’expertise amiable en jurisprudence, la lecture des arrêts rendus en la matière montrant que la Cour de cassation désigne, sous le terme d’expertise amiable, toutes les expertises qui ne sont pas ordonnées par le juge, que l’expert soit mandaté par une seule des parties, ou désigné d’un commun accord entre elles.

Il n’en reste pas moins que la plupart des décisions rendues concernent des expertises amiables non contradictoires, fréquentes en matière d’assurance. C’était le cas dans la présente affaire.
En l’occurrence, à la suite de l’incendie d’un véhicule automobile, l’assureur de sa propriétaire avait mandaté un expert en vue de déterminer l’origine du sinistre. Ce technicien ayant conclu à un défaut de câblage du circuit électrique du véhicule, la société d’assurances a assigné le constructeur et son assureur responsabilité civile en vue d’obtenir le remboursement de la somme versée à l’assurée en réparation de son préjudice.
La cour d’appel de Paris a rejeté cette demande au seul motif que, dépourvu de caractère contradictoire à l’égard du constructeur et de son assureur, le rapport d’expertise était insuffisant à en établir le bien-fondé. Un pourvoi a été formé contre la décision.

Au regard de la jurisprudence unanime des chambres civiles selon laquelle tout rapport amiable peut valoir à titre de preuve, dès lors qu’il est soumis à la discussion contradictoire des parties, la cassation paraissait encourue.

En sens contraire, la Cour de cassation a rendu plusieurs décisions récentes excluant que puisse être accueillie une demande fondée exclusivement sur une expertise amiable non contradictoire.
Ainsi en est-il d’une décision de la troisième chambre civile du 3 février 2010 (3e Civ., 3 février 2010, pourvoi n° 09-10.631,Bull. 2010, III, n° 31). Dans cette affaire, à l’occasion du renouvellement d’un bail commercial, les bailleurs avaient sollicité la fixation d’un loyer déplafonné en faisant état d’une modification notable des facteurs locaux de commercialité intervenue au cours du bail expiré. La cour d’appel avait accueilli cette prétention, en reprenant les constatations faites dans un rapport amiable établi à la demande des bailleurs qui mettait en évidence l’évolution de ces facteurs. La cassation était intervenue au visa de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la cour d’appel ayant méconnu le principe de l’égalité des armes en se fondant exclusivement sur une expertise non contradictoire établie à la demande d’une des parties.

Tout aussi net, mais pris sur un autre fondement, à savoir l’article 16 du code de procédure civile, est un arrêt de cassation de la première chambre civile (1re Civ., 15 décembre 2011, pourvoi n° 10-25.770) rendu, dans une affaire où était en cause la responsabilité contractuelle du vendeur d’un véhicule, à propos d’un rapport d’expertise amiable discuté contradictoirement lors des débats ; le chapeau de l’arrêt est ainsi rédigé : « Attendu que le juge, tenu de faire respecter et de respecter lui-même le principe de la contradiction, ne peut se fonder exclusivement, pour retenir la responsabilité d’une partie, sur un rapport d’expertise non contradictoire à son égard, dont celle-ci soutenait expressément qu’il lui était inopposable ».

La chambre mixte adopte cette position. Elle précise ainsi dans son arrêt la portée probatoire d’une expertise non judiciaire et non contradictoire, décidant que le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties. »

Source : Cass. Mixte, 28 septembre 2012, n° 11-18710, Bull. à venir

A rapprocher :

  1. Cass. 2e civ., 5 mars 2015, 14-10861 
  2. Cass. 1re civ., 1er oct. 2014, n° 13-25226
  3. Cass. 3e civ., 29 octobre 2013, n° 12-22583
  4. Cass. com., 29 janv. 2013, n° 11-28205
  5. Cass. Chambre mixte, 28 septembre 2012, n° 11-11381 : « Les parties à une instance au cours de laquelle une expertise judiciaire a été ordonnée ne peuvent invoquer l’inopposabilité du rapport d’expertise en raison d’irrégularités affectant le déroulement des opérations d’expertise, lesquelles sont sanctionnées selon les dispositions de l’article 175 du code de procédure civile qui renvoient aux règles régissant les nullités des actes de procédure. Dès lors, ayant constaté que la nullité d’un rapport d’expertise dont le contenu clair et précis avait été débattu contradictoirement devant elle n’était pas soulevée, une cour d’appel, appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve soumis à son examen, a pu tenir compte des appréciations de l’expert pour fixer l’indemnisation. »
  6. Cass. soc., 12 mai 1993, n° 89-43953, Bull. n° 137 : Inverse la charge de la preuve d’une faute grave les juges du fond qui, d’une part, se fondent sur les seules énonciations et avis techniques contenus dans un rapport d’expertise dont ils relèvent le caractère non contradictoire résultant de la procédure délibérément choisie par l’employeur, d’autre part, imposent au salarié de rapporter la preuve contraire aux énonciations de ce rapport d’expertise.
  7. Cass. 2e civ., 14 septembre 2006, n° 05-14333, Bull. n° 225 : L’article 16 du nouveau code de procédure civile impose au juge de faire observer et d’observer lui-même, en toutes circonstances, le principe de la contradiction. Il ne peut donc refuser d’examiner une pièce dont la communication régulière et la discussion contradictoire n’étaient pas contestées par les parties.
  8. Cass. 3e Civ., 3 février 2010, n° 09-10631, Bull. n° 31 : « Méconnaît le principe de l’égalité des armes le juge des loyers commerciaux qui, pour ordonner le déplafonnement du prix du bail renouvelé, se fonde exclusivement sur une expertise amiable non contradictoire établie à la demande d’une partie. »

Voir également :

Une expertise devait être frappée de nullité dès lors qu’une partie n’avait été ni appelée ni représentée aux opérations d’expertise :

Même sans grief :

Un rapport d’expertise est inopposable à une partie en raison d’une absence de convocation de celle-ci à des opérations d’expertise ne peut donc prononcer sa condamnation en se fondant essentiellement sur les constatations et avis des experts :

Cass. 1e civ., 5 décembre 1973, n°72-12577, Bull. civ. I, n° 341

Cass. 1e civ., 8 mars 1988, n° 86-12112

Après avoir un temps estimé qu’un rapport d’expertise annulé était exploitable par le juge à titre de renseignement et pouvait même fonder sa décision à condition que les informations qu’il contenait étaient corroborées par d’autres éléments de preuve :

La 2ème chambre reconnu au juge la possibilité de se fonder exclusivement sur un rapport d’expertise produit en méconnaissance du principe de la contradiction :

Cass. 2e civ., 2 juillet 2009, n° 08-11599


Voir également :


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