Désordres nouveaux et délai décennal (Cass. 3e civ. 18 janvier 2006) — Karila

Désordres nouveaux et délai décennal (Cass. 3e civ. 18 janvier 2006)

Ancien ID : 191

Délai décennal / délai d’épreuve. Désordres constatés après expiration du délai décennal sur des ouvrages différents de ceux objet d’une précédente action. Garantie décennale (non).

Jean-Pierre Karila

Une Cour d’appel retient souverainement que les désordres constatés et dénoncés en 1997, postérieurement à l’expiration du délai décennal qui est un délai d’épreuve sur des corbeaux d’un immeuble objet d’une réception en décembre 1974 sont des désordres nouveaux par rapport à ceux ayant affecté d’autres corbeaux dudit immeuble en 1981 et objet d’un procès clos en 1988, de sorte que la garantie décennale est insusceptible d’application pour lesdits désordres nouveaux.

Cour de Cassation (3ème ch. civ), 18 janvier 2006, n° 04-17400


Sdcp de l’Immeuble du Parc de Stationnement Silo Est & autres c/ Ste Quillery

La Cour.

Note. 

1. C’est à l’aune de quatre précédents arrêts rendus par la 3ème chambre civile savoir :

– un arrêt du 18 novembre 1992 (Cass. 3ème civ. 18 novembre 1992, bull. civ. III n°297 ; Dal. 1992, IR p. 280),

– un arrêt du 20 mai 1998 (Cass. 3ème civ. 20 mai 1998 bull. civ. III n°105, RDI 1998, p. 374, obs. Ph. Malinvaud ; Const. Et Urba. 1998 comm. n°254),

– un arrêt du 8 octobre 2003 (Cass. 3ème civ. 8 octobre 2003, bull. civ. III n° 170 ; RGDA p. 137 note JP. Karila, RDI 2004 p. 121, obs. Ph. Malinvaud)

– et enfin un arrêt du 4 novembre 2004 (Cass. 3ème civ. 4 novembre 2004, bull. civ. III n°187 ; RGDA 2005 p. 165 note JP. Karila ; RDI 2005 p. 57 obs. Ph. Malinvaud)

que doit être appréciée la portée de l’arrêt rapporté relatif à la qualification de la notion de désordre évolutif.

2. On sait que déroge au principe selon lequel la responsabilité de plein droit, édictée par l’article 1792 du Code Civil, doit être mise en ?uvre dans le délai préfixe de 10 ans à compter de la réception avec ou sans réserves de l’ouvrage, conformément à l’article 2270 dudit Code, la demande de réparation / indemnisation de désordres survenus postérieurement à l’expiration du délai précité de 10 ans, qui est un délai d’épreuve, si les désordres dont s’agit sont la suite ou la conséquence ou encore l’évolution / l’aggravation des désordres précédents ayant affecté les mêmes ouvrages.

C’est la théorie prétorienne des désordres dits évolutifs qu’il convient de distinguer et donc de ne pas confondre avec celle des désordres dits futurs (sur cette question, voir comm. sous Cass. 3ème civ. 16 mai 2001, J.-P. Karila D. 2002, p. 833), confusion que commet très souvent, trop souvent devrait on dire, beaucoup de praticiens (y compris des magistrats) comme d’ailleurs aussi la Doctrine encore que la situation à cet égard est en net progrès par rapport à ce qui pouvait être jugé ou écrit il y a trois ou quatre ans, ensuite, il est vrai, d’une meilleure caractérisation par des arrêts de décembre 2003, des conditions d’indemnisation des désordres futurs.

3. On rappellera ici que la réparation / indemnisation des désordres survenus postérieurement à l’expiration du délai d’épreuve de 10 ans en vertu de la théorie prétorienne des désordres dits évolutifs suppose que trois conditions soient cumulativement réunies, savoir :

1°) Les désordres d’origine / initiaux doivent avoir été dénoncés dans le délai de la garantie décennale (a contrario Cass. 3ème civ. 3 décembre 1985, Bull. n° 159, RDI 1986.209, obs. Ph. Malinvaud Cass. 3ème civ. 18 novembre 1992 précité).

2°) Lesdits désordres d’origine / initiaux doivent avoir déjà revêtu le caractère de gravité de ceux relevant de l’application de l’article 1792 du Code Civil (Cass. 3ème civ. 10 février 1986, bull. civ. III n°105 ; Cass. 3ème civ. 13 février 1991, bull. civ. III n°52 ; Cass. 3ème civ. 9 mai 2002, 2 arrêts, RDI 2002 p. 233, obs. Ph. Malinvaud).

3°) Que les désordres considérés c’est-à-dire ceux apparus postérieurement à l’expiration du délai décennal, constituent bien l’aggravation des désordres d’origine et affectent les mêmes ouvrages que ceux d’origine.

Sur ces trois conditions et la jurisprudence citée voir également note précitée J.-P. KARILA in Dalloz 2002, p. 137 sous Cass. 3ème civ. 16 mai 2001).

La question de savoir si les deux premières conditions sont ou non remplies ne pose pas en principe de difficulté.

En revanche, il est moins facile de dire / juger si la troisième condition est ou non remplie et ce d’autant plus que ladite condition est différemment appréciée en doctrine : il se pose en effet la question de savoir si au rapport sinon de causalité du moins de continuité devant nécessairement exister entre les désordres d’origine et les désordres qui constituent l’aggravation des précités, doit s’ajouter l’exigence qu’il s’agisse d’ouvrages de même nature d’une part, situés au même endroit que ceux d’origine d’autre part.

4. Dans les circonstances de l’espèce des désordres avaient affecté en 1981 des corbeaux (éléments de structure d’un bâtiment servant de support à des niveaux de planchers) d’un immeuble objet d’une réception sans réserve en décembre 1974, désordres réparés sur le fondement de la garantie décennale et ayant donné lieu à un procès clos en 1988.

Plus de vingt ans après la réception et près de dix ans après le procès précité, des désordres affectaient d’autres corbeaux de l’immeuble tandis qu’après une procédure classique de référé expertise et dépôt du rapport d’expert désigné, le Juge du fond était saisi par une assignation du 17 juillet 2000, soit près de vingt six ans après la réception de décembre 1974.

La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 5 novembre 2003, après avoir caractérisé les différentes causes d’interruption du délai de prescription et d’action qui s’étaient succédées depuis l’assignation au fond du procès d’origine, énonçait le principe selon lequel la réparation des désordres survenus 23 ans après la réception n’était possible que si lesdits désordres constituaient « l’aggravation de ceux dont la réparation avait été demandée et obtenue dans le cadre du premier procès intenté dans le délai de garantie », tout en relevant que les désordres dont s’agit survenus en 1997 étaient de même nature que les précédents et procédaient des mêmes causes mais affectaient d’autres corbeaux que ceux qui avaient déjà été réparés au cours du procès clos en 1988, de sorte que les actes de procédure relatifs au premier procès « n’ont eu d’effet interruptif de prescription que pour les corbeaux réparés dans le cadre des opérations du premier expert (…) les actes de procédure des demandeurs au premier procès étaient insusceptibles d’interrompre la prescription décennale de l’article 2270 du Code Civil pour les désordres non encore apparus et partant ne pouvant pas relever de dommages futurs et certains ».

Le pourvoi, à s’en tenir à la seule question relative à l’application de la théorie de l’aggravation et en laissant de côté les arguments afférents à l’habilitation du syndic à agir, arguments écartés par la Cour de cassation comme mélangés de fait et de droit, prétendait essentiellement :

1°) Selon la première branche du moyen unique, à un défaut de base légale de l’arrêt de la Cour de Paris au regard des articles 1792 et 2270 du Code Civil au motif que la garantie décennale couvre non seulement les dommages actuels mais également les conséquences futurs des vices dont la réparation a été demandée au cours de la période de garantie et qui ont été visés dans l’assignation et que la Cour de Paris avait relevé que les désordres affectant les nouveaux corbeaux étaient de même nature et procédaient des mêmes causes que ceux survenus en 1981 de sorte qu’il lui appartenait de rechercher, ce qu’elle n’avait pas fait, si les corbeaux ne constituaient pas un même ouvrage ou du moins une même partie d’ouvrage.

2°) Selon la deuxième branche du moyen unique, la violation des articles précités 1792 et 2270 du Code Civil au motif que la garantie décennale est applicable pour un désordre apparaissant après l’expiration du délai décennal dès lors qu’il est contenu en germe dans la malfaçon constatée en temps utile, le dommage étant alors certain en son principe comme inéluctable de sorte que la Cour d’appel ne pouvait, alors qu’elle avait admis que les dommages affectant les nouveaux corbeaux procédaient exactement des mêmes causes que ceux initialement visés dans la première assignation et garantis aux termes d’une première décision de justice, refuser l’application de la garantie décennale pour lesdits dommages et avait en conséquence violé les articles 1792 et 2270 du Code Civil.

La Haute Juridiction rejette le pourvoi et valide dans le cadre d’un contrôle dit « léger » l’arrêt de la Cour de Paris.

Pour ce faire, elle rappelle d’abord le principe de l’admissibilité de la réparation / indemnisation des désordres survenus postérieurement à l’expiration du délai de la garantie de dix ans en énonçant :

« Mais attendu que de nouveaux désordres constatés au-delà de l’expiration du délai décennal qui est un délai d’épreuve, ne peuvent être réparés au titre de l’article 1792 du Code civil que s’ils trouvent leur siège dans l’ouvrage où un désordre de même nature a été constaté et dont la réparation a été demandée en justice avant l’expiration de ce délai ».

Puis, relevant que la Cour d’appel avait constaté que les désordres survenus en 1997 affectaient d’autres corbeaux que ceux qui avaient déjà été réparés au cours du procès clos en 1988 et que le dernier corbeau avait satisfait du délai d’épreuve décennal, énonce que la Cour d’appel qui n’était pas tenue de procéder à une recherche que ces constatations rendaient inopérantes sur la qualification d’ouvrage, avait souverainement retenu que les désordres dénoncés en 1997 s’analysaient en des désordres nouveaux.

On doit rapprocher cette solution de trois des quatre arrêts précités (supra n°1) :

– l’arrêt précité du 18 novembre 1992 qui avait estimé que dès lors que les désordres, de même nature affectaient d’autres pavillons que ceux objet de la première instance, on était en présence de désordres nouveaux et non pas l’aggravation des premiers désordres ;

– l’arrêt précité du 4 novembre 2004 qui a retenu la même solution pour des villas qui n’avaient pas fait l’objet d’un protocole transactionnel ayant conduit à l’indemnisation dans le délai décennal ;

– enfin, de l’arrêt chronologiquement intermédiaire précité du 20 mai 1998 qui avait approuvé les Juges du fond qui, saisis d’une demande de réparation / indemnisation des désordres affectant 17 terrasses d’un immeuble, avait rejeté l’action du demandeur au motif que lesdits désordres n’affectaient pas les mêmes terrasses que celles – au nombre de 14 – qui avaient été affectées dans le passé des mêmes désordres et objet d’une action et d’une réparation sur le fondement de la garantie décennale, la Cour Suprême ayant validé la décision des Juges du fond en énonçant que cette décision était légalement justifiée, retenant que la demande du Syndicat des Copropriétaires en réparation des 17 terrasses était irrecevable comme « portant sur des désordres affectant des ouvrages autres que ceux où des vices avaient été antérieurement dénoncés ».

Si les deux premiers arrêts portaient sur des situations factuelles distinctes notamment en ce que les désordres nouveaux affectaient des bâtiments différents de ceux objet des procédures antérieures, l’arrêt du 20 mai 1998 portait sur une situation similaire savoir des désordres de même nature, ayant une cause commune et affectant un même immeuble mais portant sur d’autres éléments que ceux affectés antérieurement.

C’était donc sinon avec une certaine pertinence du moins à propos, que la première branche du moyen unique de cassation invoquait la question de la qualification de l’ouvrage ou partie d’ouvrage qu’aurait constitué, selon le moyen, les corbeaux, renvoyant implicitement à celle de l’éventuelle unicité dudit ouvrage.

A considérer l’ouvrage / corbeaux comme une entité unique, on aurait pu admettre que s’agissant de désordres de même nature physique, ayant une même cause et affectant le même type d’élément, on était en présence de l’aggravation d’un phénomène objet de l’assignation initiale.

Mais retenir cette solution, aurait conduit à admettre l’application de la garantie décennale pour tous les processus de généralisation d’un désordre apparu pendant la période de dix ans à compter de la réception et objet d’une action en indemnisation de la part du maître de l’ouvrage, situation qui comme dans le cas de l’espèce rapportée, aurait donc conduit à l’application vingt trois ans après la réception de l’ouvrage de la garantie décennale et pourquoi pas dans une autre espèce, après une période encore plus longue…

La Cour de cassation dans l’arrêt rapporté, a donc décidé de mettre un frein à l’analyse extensive de la notion d’aggravation. Seuls les éléments de l’ouvrage ayant été atteint de désordres dans le délai décennal et ayant fait l’objet d’une demande en justice dans le même délai sont susceptibles de donner lieu à une action postérieurement à l’expiration du délai décennal.

Ce faisant, la Cour Suprême rejette désormais la solution qu’elle avait retenue dans l’arrêt précité du 8 octobre 2003 (supra n°1) où elle avait admis, postérieurement à l’expiration de la garantie décennale, la réparation de 267 garde-corps d’un même ensemble immobilier apparemment après la réparation / indemnisation pendant le délai de la garantie décennale de 38 autres garde-corps étant cependant observé que cet arrêt voit sa solution, quant à la question objet du présent commentaire, sensiblement atténué par les circonstances processuelles de l’affaire : en la circonstance l’existence d’un arrêt d’appel antérieur à celui objet de la cassation prononcée et ayant admis définitivement la nature décennale des désordres de sorte que la Cour de cassation n’était pas saisi véritablement de l’entier litige et voyait sa solution en quelque sorte dictée au moins partiellement par l’effet de l’autorité de la chose jugée.

RGDA 2006 – 2 – p.464

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